Romand graphique
Vous ignorez son visage mais connaissez ses affiches. Elles rythment la vie culturelle toulousaine depuis 40 ans. Les plus grands théâtres, festivals et événements de la région s’en s’ont tous remis un jour ou l’autre à ce grand illustrateur suisse romand. D’ordinaire discret, Ronald Curchod nous a reçu dans les deux havres où il passe son temps : son atelier toulousain et le village lotois où il crée, marche et pêche. En résulte une conversation où il est question de canoë, de jazz, de pub, de palabres, de bazooka, de peur des mots, du pouvoir des images, et des hasards qui font les destins, et de ceux qui font les affiches.
📸 Rémi Benoit
Les personnages des affiches que vous signez cette année paraissent éloignés des festivals qu’elles promeuvent : une femme Minotaure nue pour Tempo Latino, un zèbre multicolore pour La Comédie du Livre de Montpellier, un toucan pour Cinélatino… Comment pensez-vous vos images ?
Je ne les pense pas. Je démarre avec une intuition, je laisse faire le trait. Et j’attends.
Qu’attendez-vous ?
Que l’image naisse.
Sans idée de départ ?
C’est le trait qui fait l’idée. C’est la façon de faire qui révèle l’image. Mon travail, c’est l’inverse de l’art contemporain qui pense et qui fait. Moi, je fais et je pense. Si je veux réussir une image, il ne faut surtout pas que je pense.
Ça marche à tous les coups ? Non, mais quand ça arrive, je sais d’avance que l’image aura de l’impact. Quand je sens d’emblée que l’image est bonne, qu’elle est forte, c’est le seul moment dans la vie où je suis sûr de moi.
C’était le cas pour l’étrange pomme de terre réalisée pour le Théâtre Garonne dans les années 1990 ?
Pas tout à fait. Cette fois-là, je cherchais à illustrer une idée précise. Je voulais suggérer que l’esprit peut surgir de la matière. La solution que j’ai trouvée, c’était l’usage d’une couleur étrange et irréelle. J’ai donc dessiné une patate coupée en deux dont la surface intérieure est fluo. L’image était très neuve à l’époque. Elle correspondait aux aspirations du Théâtre Garonne et d’une partie du milieu culturel toulousain.
Quelles aspirations ? On en avait marre de la littéralité. On voulait de l’esprit.
Est-ce pour le Garonne que vous avez poussé votre art le plus loin ?
Difficile à dire. Ce qui est certain, c’est que ce sont les affiches du Garonne qui m’ont offert la reconnaissance. Très vite, j’ai été contacté par Jean-Paul Bachollet de Grapus (collectif de graphistes français né dans la foulée de mai 68, à qui l’on doit des images iconiques comme le logo du secours populaire Ndlr). Il m’a encouragé à participer à la sélection des 100 affiches françaises organisée par la Bibliothèque nationale de France. J’ai trouvé ça étonnant, mais je me suis dit : « Si Grapus le dit… » La BNF a effectivement sélectionné mon travail pour le Garonne. Autrement, je serais resté dans l’anonymat. Je ne me cherchais aucun destin. Je n’avais pas de plan de carrière. Tout s’est fait un peu par hasard. Y compris mon arrivée à Toulouse.
D’où venez-vous ?
Je suis né en 1964 au bord du lac Léman, à Morges, en Suisse. Ma mère était fille de paysans. Mon père ouvrier spécialisé, mécanicien sur des machines. J’ai vécu une scolarité sans problème mais sans passion. À 16 ans, j’ai choisi l’apprentissage. Je n’avais qu’une idée en tête : travailler pour être libre. On était juste après 68. L’esprit du temps c’était d’abord de vivre. Le reste, on s’en foutait.
Vous n’aviez pas d’appétit pour l’art, la peinture, le dessin ?
Je rêvais de dessin animé. J’adorais Disney. Je lisais Pilote et Le Journal de Tintin. Et puis la seule fois dans ma vie où un adulte avait jugé positivement ce que je faisais, c’était un prof de dessin au collège. On était tout en haut d’un beau bâtiment du XVIIe, sous les toits, avec de grandes verrières à l’ancienne. Lui, il était artiste contemporain. Il faisait de l’art vidéo. Il avait ouvert un atelier pour les élèves. Dès la première séance il a sorti un ReVox, et il a mis de la musique. Puis il a dit : « Maintenant, faites ce que vous voulez ». J’ai adoré.
Pourquoi ne pas avoir suivi la voie du dessin animé ?L’école la plus proche était en Belgique. Je ne me voyais pas partir à 16 ans avec ma petite valise. À la place, je me serais bien vu bijoutier. La précision, ça m’a toujours attiré. J’ai ouvert le journal. Une annonce disait : « Patron cherche apprenti pour des travaux de graphisme à Lausanne ». Je n’ai pas cherché plus loin. Une semaine plus tard j’étais embauché. C’était une boîte d’un autre âge. Le patron n’avait aucune modernité. Il était en faillite continuelle. Il passait son temps à s’excuser de ne pas pouvoir payer, ou à demander des rallonges. Mais il avait une base très solide de graphisme, et il me l’a refilée.
En quoi votre travail consistait-il ?
On faisait des logos, des papiers, des catalogues pour l’industrie. Je me souviens avoir fait des catalogues de 100 pages avec des fraises dentaires de toutes les tailles, photographiées, retouchées, remises à dimension, recollées… On faisait tous les projets à la gouache, qu’on soumettait ensuite au patron. C’était très précis. Tout se faisait au pinceau en noir et blanc. La chaîne graphique avant l’ordinateur, c’était 99% de technicité et 1 % d’artistique. Mais on y apprenait tout ce qu’il fallait savoir. Lire la suite