Ingres doux
Si vous saviez ce qu’il a fallu de chagrin, de hasard et de révolutions pour que cette esquisse de l’enfant Jésus soit exposée au musée Ingres de Montauban, près du tableau monumental dont elle est une reprise, vous vous sentiriez coupables de ne pas avaler les 50 kilomètres qui vous séparent d’elle, pour en goûter la douceur et la beauté. Et vous auriez bien raison.
Étude pour Jésus au milieu des docteurs ( Jésus et deux docteurs ), 1866 © Montauban, musée Ingres / cliché Guy Roumagnac
On ne trouve pas, au musée Ingres, les œuvres les plus connues du maître. Portraits célèbres et nus fameux dont on fait les mugs, les t-shirts et les marque-page, sont plutôt exposés au Louvre. À Montauban, avec les 4500 esquisses conservées dans l’ancien palais épiscopal, on donne davantage dans le travail préalable ; dans le work in progress, comme on dit en occitan.
La directrice du musée, Florence Viguier, prétend d’ailleurs que visiter le musée, c’est un peu « se pencher sur l’épaule d’Ingres, le surprendre en plein tra- vail, découvrir les mystères de la création». Ces pièces exploratoires sont d’une grande beauté. On y saisit la vérité du modèle bien plus intensément que dans l’œuvre achevée, et l’on se surprend bien vite à préférer le provisoire au définitif . La meilleure illustration de ce phénomène réside dans l’esquisse de l’enfant Jésus, née de l’insatisfac- tion chronique d’Ingres et de son désir d’améliorer son Jésus parmi les docteurs. Deux chefs-d’œuvre que le musée de Montauban doit à une suite de hasards et de drames curieux qui commence le 13 juillet 1842.
« On pratique le laid parce qu’on ne voit pas assez le beau. »
J.D.Ingres
EXQUISE ESQUISSE
Ce jour-là, sur le pavé de la Route des Princes (sorte de rocade parisienne à la mode de l’Ancien Régime reliant Versailles à Saint- Denis), on découvre Philippe-Ferdinand, duc d’Orléans, fils de Louis- Philippe 1er et de Marie Amélie de Bourbon, étendu, inerte et ensan- glanté. Éjecté de son cabriolet lan- cé à pleine vitesse, il n’a plus que quelques heures à vivre. Le couple royal, effondré, entreprend de bâtir une chapelle à la mémoire du duc, pour laquelle il commande à Ingres plusieurs tableaux et une série de vitraux. Le maître s’attaque à une in- terprétation de l’épisode de l’évan- gile de Luc, où Jésus, âgé de 12 ans, subjugue les sages du temple par sa précocité. Le tableau avance, mais jette Louis-Philippe sur les routes de l’exil, et la commande aux oubliettes. Ingres remise le tableau dans un coin, le reprend en 1860, l’achève, et le conserve dans son atelier de Montauban. 155 ans plus tard, Florence Viguier sourit encore de ce hasard heureux : « Sans la Révolu- tion, l’œuvre aurait été livrée à son commanditaire, et jamais la Ville n’en aurait hérité. » Mais comme souvent avec Ingres, l’histoire ne s’arrête pas là. Poursuivant une impossible perfection, il reprend le tableau en 1866 et entame une composition centrée sur la figure de Jésus.
DÉLICIEUSE ENFANT
C’est ainsi, qu’à force de collage, de peinture et de dessin, Ingres exécute cette esquisse aujourd’hui ex- posée à droite du tableau original. Ses contours déroutent quand son auteur multiplie les tracés jusqu’à trouver l’attitude la plus naturelle, et fascinent quand il sacrifie à la tradition classique des personnages dessinés nus bien que destinés à apparaître vêtus. Car il y a, chez Ingres, une explication à tout : « Ingres se moquait l’anatomie. Certains critiques l’accusaient même de peindre des nus avec trois vertèbres de trop. Mais on peut se moquer du réalisme et vouloir être vraisemblable. Et il faut savoir observer le corps humain pour que le retombé des drapés soit vraisemblable.» Plus encore que la vraisemblance, c’est la douceur, la rondeur et la délicatesse du personnage qui impriment le plus durablement la rétine. Ce Jésus étonnement expressif, parfaitement maîtrisé, que la directrice du musée qualifie en chuchotant, de « sensuel», dit la maturité d’Ingres au moment de la réalisation de cette esquisse (il avait 86 ans) et atteste de l’intérêt artistique de l’ensemble de ses ébauches. L’artiste lui-même ne s’y trompait pas qui, conscient de leur valeur, offrait études, tracés et croquis à ses proches. Aller voir cette esquisse, c’est donc recevoir un cadeau. Cadeau d’Ingres lui-même, qui ne jetant jamais rien, a assuré la postérité de ses travaux exploratoires. Et cadeau de l’Histoire, qui en provo- quant accidents de calèche, exils et révolutions, a conduit jusqu’à nous cette expression de la beauté. « On pratique le laid, a écrit Ingres, parce qu’on ne voit pas assez le beau ». Visiter le musée Ingres est une façon d’y remédier.