L’idylle inattendue
Un matin de l’an 2000, à Toulouse, on accrocha aux Augustins un tableau signé Amélie Beaury-Saurel. Les visiteurs s’éprirent immédiatement de ce pastel sensuel et curieux, qui dormait depuis 90 ans dans la réserve. Depuis, Beaury-Saurel est devenue une valeur sûre du musée, et son idylle inattendue avec les Toulousains ravive peu à peu l’intérêt du monde de l’art pour cette artiste oubliée. Ainsi, fin 2017, l’œuvre quittera provisoirement Toulouse pour rejoindre une prestigieuse exposition itinérante aux États-Unis.
photo Matthieu Sartre
On ne sait pas grand-chose de Dans le bleu. La fiche descriptive remplie à la plume et conservée dans les archives du musée ne révèle rien sinon l’identité de son donateur (le baron de Rothschild), sa date d’acquisition par la ville de Toulouse (le 7 août 1894), ses dimensions (72x80), et, à peine lisible, la mention de son décrochage en 1912. Le portrait de cette femme oisive qui fume dans la pénombre n’a donc passé que 18 ans sur les cimaises des Augustins, avant de rester pratiquement un siècle dans le secret de la réserve. Et si on le tira de son purgatoire en l’an 2000, c’est davantage par hasard (il s’agissait de remplacer une œuvre prêtée à un musée étranger) que par conviction. C’est pourtant dans ces conditions que ce tableau a révélé aux visiteurs du XXIᵉ siècle son éclatante modernité.
Axel Hémery, le conservateur des Augustins, garde un souvenir précis de l’effet produit par l’accrochage de l’œuvre voilà 15 ans, mais peine à expliquer le phénomène : « Ce n’est pas évident de dire ce qui s’est passé. Je me souviens avoir identifié assez vite un attrait inhabituel du personnel pour le tableau, comme un début de passion. Et c’est un signe, parce que si une œuvre n’est pas aimée par le personnel, elle ne sera pas appréciée du public. Par la suite, les commentaires des visiteurs se sont faits de plus en plus enthousiastes, et la reproduction au format carte postale est devenue un best seller de la boutique ». Si Dans le bleu fait mouche aujourd’hui, c’est d’abord pour son thème féministe : une femme pensive absorbant nicotine et caféine, poisons masculins par excellence, seule et sans chapeau. « Au XIXᵉ siècle, sans chapeau, c’est presque nu. » s’amuse le conservateur. Sans quitter la toile des yeux, il insiste sur l’intérêt de cette vision féministe de la parisienne de la Belle Époque, sur la rareté de cette interprétation féminine d’un motif généralement traité par des hommes, et sur le climat général de liberté. Le tout dans un pastel très doux, ni revendicatif, ni militant dans la forme.
À LA TRAPPE
Mais l’explication la plus tangible du succès de l’œuvre reste son accessibilité, et la possibilité qu’elle laisse à chacun — esthète, spécialiste ou béotien — de s’identifier au modèle. Axel Hémery revendique d’ailleurs cette approche universelle, sensuelle et sensorielle : « Si le titre du tableau fait référence au bleu, c’est davantage en référence au blues, au spleen, qu’à la couleur. Chacun peut expérimenter ce sentiment. Un instant de délassement, de rêverie, de mélancolie, dans les volutes de fumée. L’identification est un pas franchi sur le chemin de la compréhension et de la projection. Elle est utile, surtout pour les Français qui n’apprennent pas à l’école à analyser les œuvres picturales, contrairement aux Italiens par exemple ».
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les qualités objectives de l’œuvre n’ont pas suffi à assurer la renommée d’Amélie Beaury-Saurel de son vivant, autrement qu’en tant que portraitiste. Sa peinture, sans doute trop académique pour une époque où régnaient les maîtres du symbolisme et les géants de l’avant-garde, est tout bonnement passée à la trappe. Sa condition de femme n’est, du reste, pas étrangère à l’oubli dans lequel elle est tombée. Axel Hémery va même plus loin, et raille la propension de la critique et du public à ne s’intéresser qu’aux créatrices dont la biographie sent le souffre ou la tragédie : « Il existe un regard masculin, un peu condescendant, sur les femmes artistes, qui fait qu’on ne se penche vraiment sur leurs œuvres que dans la mesure où leur existence contient une bonne dose de drame. C’est le cas de Nikki de Saint Phalle, d’Artemisia Gentileschi, de Camille Claudel et de beaucoup d’autres ». En la matière, effectivement, Beaury-Saurel ne peut pas lutter. Elle vécut confortablement à l’abri du malheur et de l’injustice, épousa Rodolphe Julian dont elle anima, à sa mort, le célèbre atelier, et ne déclencha ni passion ni scandale.
Le musée des Augustins, et à travers lui la population toulousaine tout entière, est donc en passe, modestement, de changer le destin et le regard porté sur l’œuvre de Beaury-Saurel. Ce qui est certain, c’est que l’engouement des visiteurs a encouragé l’équipe du musée, Axel Hémery en tête, à enrichir sa collection : « Dans le bleu a été le déclencheur. Possédant ce chef-d’œuvre peint par une élève de Jean-Paul Laurens, qui fut directeur de l’école des Beaux-Arts de Toulouse, il était légitime d’aller plus loin. Cette décision n’a pas été prise à la légère parce qu’acheter un tableau, c’est utiliser des deniers publics et, les musées n’ayant pas le droit de revendre quelque pièce que ce soit, c’est ajouter une référence à une collection que le musée gardera jusqu’à la fin des temps. »
EN AMÉRIQUE
C’est ainsi qu’une deuxième œuvre de Beaury-Saurel, Académie de femme, repérée dans une galerie parisienne par Stéphanie Prenant, une historienne de l’art avisée de l’intérêt des Augustins pour l’artiste, est arrivée au musée au milieu des années 2000, suivie, il y a quelques mois de cela, par un grand dessin, Après déjeuner. Trois pièces, c’est déjà une collection respectable pour cette œuvre éparpillée entre musées modestes et collections privées. D’autant qu’elles forment un ensemble cohérent qui enthousiasme Axel Hémery : « Ce qui est fascinant dans Académie de femme, c’est le regard objectif de l’artiste. Ni sensuel, ni dur. Objectif. On n’est ni dans la misogynie de Degas, ni dans le désir de Renoir. C’est la vision objective, juste et bienveillante d’un être humain. Quant à Après déjeuner, c’est un double de Dans le bleu, en position verticale. Tout est au fusain, sauf la braise incandescente de la cigarette et le bouquet de violettes, réalisés au pastel. »
Une cigarette pour la transgression, un bouquet de violettes comme référence fortuite à l’emblème de la ville, une atmosphère fin de siècle et une portée féministe, voilà de quoi emballer les visiteurs locaux (qui représentent tout de même 75% du public total), et renforcer leur attachement à Beaury-Saurel. Il leur faudra tout de même patienter avant de poser leur regard sur la toile dont la restauration ne devrait pas s’achever avant plusieurs mois. En attendant, il convient de profiter du charme fou de Dans le bleu avant sa disparition provisoire des murs des Augustins. Il est... en effet attendu fin 2017 à Denver, Louisville et au prestigieux Clark Institute de Williamstown. Preuve qu’on peut passer un siècle au placard et connaître des lendemains qui chantent. Et le plus réjouissant, dans cette histoire, c’est qu’une fois Dans le bleu disparu des cimaises, il faudra bien lui trouver un remplaçant, et piocher peut-être dans les réserves une œuvre oubliée depuis trop longtemps.