French flair : un art de l’improvisation
Forme disciplinée de l’improvisation et manière civilisée de désobéir, le french flair répond aux mêmes logiques que les variations du jazzman et les impros du comédien. Rien d’étonnant à cela puisque cette façon inspirée de jouer au rugby s’enracine dans les travaux du théoricien du jeu de mouvement René Deleplace, musicien accompli qui appliqua les mêmes préceptes dans les orchestres et sur les terrains. Panard vérifie l’analogie art/french flair auprès de deux grands improvisateurs de notre temps : le trompettiste Ibrahim Maalouf et le comédien Édouard Baer. (paru dans la revue Panard)
Le french flair est un mystère. Sa définition échappe même à la plupart de ceux qui le pratiquent, l’éprouvent ou l’enseignent. Il existe pourtant bel et bien puisque les Anglais assurent l’avoir rencontré. Par cette allitération en f qui siffle comme un vent de liberté, il désigne depuis les années 1960 la propension des joueurs français à voir des solutions là où les rugbymen du Commonwealth ne voient que des problèmes.
On a depuis largement caricaturé cette belle idée en figeant l’image du Français forcément instinctif, spectaculaire et inconstant aux prises avec le Britannique inexorablement appliqué, pragmatique et efficace : une façon de rejouer sur le pré les guerres franco-anglaises de jadis.
En 1814 déjà, lors de la bataille de Toulouse au cours de laquelle Anglais et grognards de la Grande armée s’étripèrent à l’emplacement du futur Stade des Ponts-Jumeaux (berceau du Stade Toulousain), les chroniqueurs soulignaient l’opposition de style entre le duc de Wellington, Anglo-irlandais besogneux, pragmatique et réfléchi, et le maréchal Soult, Tarnais inspiré, risque-tout et plein de panache.
Le french flair n’a pourtant rien à voir avec la guerre, le pedigree ou la génétique. Il n’est pas un droit du sang mais un sens du jeu, un rapport différent à la liberté, à la responsabilité, à soi, à l’autre, au plaisir, à la prise de risque et à la transgression, dont tout rugbyman du monde peut épouser la cause. L’expérience récente du Sud-Africain Cheslin Kolbe en atteste.
Champion du monde 2019, il a goûté au french flair de 2017 à 2021 au Stade Toulousain. En mai 2021, il en détaillait les vertus dans les colonnes du quotidien anglais The Guardian : « Tout le monde connaît le french flair… cette façon de faire vivre le ballon et de lui donner de l’air. C’est exactement ce que j’aime et ce que je recherche sur le terrain. Les joueurs et le staff de Toulouse m’ont donné la liberté de faire mes propres choix face aux situations qui s’offraient à moi. Avec cette liberté, vous vous sentez à l’aise avec vous-même. »
La liberté et l’aisance à être soi, c’est précisément ce qui frappe quand on visionne les images des grandes envolées du XV de France de la fin du XXe siècle, expressions éclatantes du french flair : l’essai de Serge Blanco à la dernière minute de la demi-finale de la Coupe du monde 1987 contre l’Australie, celui de Philippe Saint-André face à l’Angleterre lors des V Nations 1991, l’essai du bout du monde contre la Nouvelle-Zélande en juillet 1994 à l’Eden Park aplati par Jean-Luc Sadourny, ou les essais plein d’opportunisme et de génie de l’instant marqués par le XV de France de Pierre Villepreux en quart de finale de la Coupe du monde 1999 face aux Blacks. Débarrassées du prisme déformant de l’actualité et du masque trompeur de l’enjeu sportif, ces images procurent aujourd’hui un pur plaisir esthétique, comme si cette somme d’inspirations individuelles et d’aspirations collectives relevait davantage de l’art que du sport.
De l’art dans le french flair ? Une évidence quand on sait que le Calaisien René Deleplace (1922-2010), théoricien du jeu de mouvement et précurseur de l’intelligence situationnelle (les deux mamelles du french flair) était médaille d’or du conservatoire d’Arras en violon et titulaire d’une licence de concert en cor et musique de chambre.
Professeur de mathématiques et d’éducation physique, il avait découvert le rugby pendant la Deuxième Guerre Mondiale au contact des troupes anglaises. Sa vie durant, il a théorisé, expérimenté et publié des ouvrages consacrés à l’éducation physique, au rugby et à la musique.
Comme éducateur et entraîneur, il a développé une pratique du rugby fondée notamment sur le mouvement, la mise en situation des joueurs à l’entraînement par le jeu avec opposition réelle (équivalent de l’exécution d’une pièce entière ou d’une répétition générale en musique), et l’utilisation optimale de l’intuition première du rugbyman. Lire la suite sur Cairn