Tintin et Toulouse, une histoire oubliée de la 2e Guerre Mondiale

Le 17 octobre 1940 en fin d’après-midi, les kiosquiers de Bruxelles suspendent en devanture le supplément jeunesse du quotidien Le Soir. Hergé y célèbre le retour de Tintin et Milou, disparus des radars et des gazettes depuis l’annexion de la Belgique par l’Allemagne nazie. Sur le croquis de couverture, un détail accroche immédiatement le regard des passants : une borne kilométrique portant la mention Toulouse. Si, sur le moment, l’allusion parle à tout le monde, elle est aujourd’hui une énigme pour la plupart d’entre nous. De la Grand-Place de Bruxelles à la place du Capitole, Boudu a puisé dans les archives, potassé les livres d’histoire et sondé les tintinophiles, pour livrer la clef stupéfiante de ce mystère de papier.

Illustration de DEVIG

Illustration : Devig

Avec la fusée lunaire à damiers et la pipe fumante du capitaine Haddock, la boîte de conserve jaune frappée du crabe rouge fait partie des évocations les plus célèbres des aventures de Tintin. L’objet est au cœur de l’intrigue du Crabe aux pinces d’or, album culte adapté au cinéma en 2011 par Steven Spielberg. Ce crustacé emblématique n’est pas là par hasard. Il fait référence aux C.R.A.B., les Centres de Recrutement de l’Armée Belge, dispositif mis en place avant la Deuxième Guerre mondiale pour assurer la mobilisation des adolescents et des sursitaires.

L’écrasante majorité des C.R.A.B. (acronyme désignant à la fois les centres et leurs occupants) fut envoyée en zone non occupée, dans le sud-ouest de la France, et notamment à Toulouse, où officiait son état- major. Cette troupe composée de centaines de milliers de jeunes gens déboussolés et arrachés à leur famille, vécut chez nous, entre mai et septembre 1940, un exode pénible et pathétique, dans l’attente d’une reconquête qui ne vint jamais.

C’est à cette génération, qui s’identifiait pleinement à la figure de Tintin, qu’Hergé adresse un clin d’œil appuyé dans la première édition du Soir Jeunesse. D’abord avec le crabe, ensuite avec la mention Toulouse sur la borne kilométrique, enfin avec l’apparence de son héros, dépeint comme un C.R.A.B. de retour au pays : semelle usée par des mois de marche à pied et bouteille de vin rouge dans la musette.

Voilà pour l’essentiel. Pour les détails, qui sont en tout point passionnants, il faut remonter jusqu’en février 1937. À l’époque, la Belgique répond au climat de tension qui règne en Europe en renforçant son système de défense. Parmi les mesures annoncées, un arrêté royal prévoit, en cas d’agression extérieure, la convocation globale des jeunes de 17 ans au moins, et de tous les sursitaires âgés de 21 à 35 ans. Soit 300 000 combattants potentiels.

Dans ce contexte de menace, Le Petit Vingtième, supplément jeunesse du quotidien catholique Le Vingtième Siècle, publie en 1939 les premières planches de Tintin au Pays de l’or noir. Cet album, sans doute le plus connecté à l’actualité de son temps, décrit, sur fond de guerre imminente et de sabotage de l’approvisionnement en pétrole de l’Europe, le combat de Tintin contre le docteur Müller.

Ce dernier, sans pitié et patibulaire, est doté de toutes les caractéristiques de l’agent nazi. Les lecteurs n’auront malheureusement pas l’occasion de lire la fin de l’histoire dans les colonnes du Petit Vingtième. Le 10 mai 1940, le journal suspend sa parution au moment où Hitler pénètre en Belgique, et ne se remettra pas des cinq années de guerre qui suivront.

Au même moment, dans les locaux du ministère de la Défense nationale belge, on déclenche l’alerte prévue par l’arrêté royal. Dans les foyers, les postes radio diffusent un message plein de gravité et de crépitements, qui enjoint la jeunesse à rejoindre les C.R.A.B. au sud des Flandres.

Mais la déroute est telle que les autorités dirigent bien vite ce flot humain vers la France. La pagaille est totale, le commandement hasardeux : parmi les C.R.A.B., on trouve des adolescents qui ne sont pas militaires, et des sursitaires placés sous la responsabilité de l’armée. Autant dire que, dans la panique et l’urgence, ces jeunes gens sont livrés à eux-mêmes.

Le 19 mai, ils découvrent leur destination sur des affiches collées aux murs, dans les journaux et à la radio : « Tous les jeunes gens de 16 à 35 ans appartenant à la réserve de recrutement […] peuvent aller directement en France, où ils trouveront immédiatement abri et travail. » Deux jours plus tard, les services de l’ambassade et des consulats précisent le lieu de rendez-vous : « Les jeunes hommes belges de 16 à 35 ans doivent gagner Toulouse. » Lire la suite…

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