Poupée de pire

De sa rencontre fortuite avec un rescapé toulousain des camps de la mort, la comédienne allemande Ilka Vierkant a tiré une pièce expiatoire, que l’on pourra voir à l’espace Roguet, et un documentaire bouleversant. Une expérience cousue de hasards troublants dans lesquels cette petit-fille de nazis a puisé l’inspiration, la force et la paix.

📸 Orane Benoit

La foule est dense et gaie ce 4 juillet 2016 rue Gambetta. On est en plein Euro de football et la France est en demi. Sur le trottoir, dans le flux régulier des flâneurs, personne ne remarque cette femme figée qui pleure. Elle s’appelle Ilka Vierkant et sort à l’instant de la librairie Ombres Blanches. À l’intérieur, Jean Vaislic, 90 ans, présente à une assemblée de lecteurs ses mémoires de rescapé de la Shoah qui viennent de paraître.

Il y a quelques secondes encore, elle l’écoutait raconter son calvaire de juif polonais dans l’Europe en guerre. L’entrée des Allemands dans Lodz, la fuite, la peur, la faim, Buchenwald, Dora, Auschwitz. À cet instant précis, Ilka s’est sentie « comme frappée par la foudre », lorsque évoquant le travail forcé, Jean Vaislic s’est attardé sur les rails de chemin de fer que les nazis lui faisaient poser avec d’autres détenus à Auschwitz-Birkenau. « Je savais, par une cousine qui a mené des recherches sur ma famille, que mon grand-père dirigeait depuis Cracovie les chemins de fer de la Pologne occupée. Je me suis dit : “ Ils se sont vus. C’est sûr. Ils se sont vus.” J’ai éprouvé une tristesse immense. Le passé nazi de mon aïeul, tu par lui-même et ma famille tout entière, m’était jusqu’alors apparu lointain. Mais là, c’était comme un saut quantique. Tout d’un coup, j’étais dans l’Histoire. Cet homme qui parlait devant moi et qui souffrait physiquement à l’évocation de ses souvenirs, 70 ans après la guerre, était bien vivant. Le passé de ma famille n’était plus du passé. J’ai dû sortir pour reprendre mes esprits.»


Dehors, Ilka Vierkant s’efforce de recoller les morceaux. Elle songe à sa rencontre fortuite quelques mois plus tôt avec Jean et sa femme Marie, elle aussi rescapée des camps. Un ami, le réalisateur toulousain Francis Fourcou, qui devait assurer une captation de leur intervention devant les élèves de l’école Ozar-Athora, lui avait demandé de le remplacer au pied-levé. Ce jour-là, elle n’avait pas fait le rapprochement avec son grand-père. C’est seulement cet après-midi dans la librairie, que l’idée lui a traversé l’esprit.

Ce qui l’angoisse désormais, c’est qu’elle a accepté de dîner le soir-même avec le couple et d’autres convives, parmi lesquels Pierre Lasry, administrateur de la synagogue de la rue Palaprat, qui a accompagné Jean Vaislic dans l’écriture de son livre. « Je mange face à Jean. J’ai envie de lui dire qui était mon grand-père et où il était. Mais je renonce. Il a 90 ans. Il a tellement souffert. J’ai peur de lui faire du mal. Après le repas, je prends Pierre Lasry à part et je lui dit tout. Que mon grand-père et Jean vivaient dans le même espace-temps. Qu’ils se sont peut-être vus, croisés, et que ça me bouleverse. Il est troublé. Il se ferme. Je comprends que c’est un sujet difficile, délicat, impossible. Et je me promets de chercher sans relâche la solution pour en parler. »

Sur le moment elle a l’impression que cette rencontre avec Jean n’est pas le fait du hasard. Que tous les événements de sa vie se sont alignés pour la rendre possible. Alors sur le chemin du retour après le restaurant, elle remonte en marchant le fil de son existence. Lire la suite

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