Le sens de la flèche
Toulouse ne possède pas de chef-d'œuvre absolu comme Paris La Joconde, Milan La Cène ou Amsterdam Les Tournesols. Mais il a le Concorde, exposé en deux exemplaires au musée Aeroscopia, dont la fonction esthétique a éclipsé tout le reste depuis que le légendaire supersonique a cessé de voler. De là à le considérer comme une œuvre d'art majeure, il n'y a qu'un pas, que nous franchissons comme le mur du son, dans le sillage de Sylvain Mariat, valeur sûre du design aéronautique, spécialiste de l'aménagement intérieur des jets, et inconditionnel du Concorde. Bien sûr, ce n'est pas La Cène, mais c'est bien joli tout de même.
Paru en 2016 dans Boudu
Traçage de l’aile delta du Concorde (1964) - © Archives Jean Dieuzaide
Comme de nombreux petits garçons, Sylvain Mariat avait une maquette du Concorde posée sur sa table de nuit. De celles qui donnent du fil à retordre pendant des semaines, et dont le montage laisse au bout des doigts des couches tenaces de colle polymère. À l'époque déjà, il en admirait la voilure, les courbes et les contrecourbes, et se perdait dans la contemplation de son trait. Rien ne venait troubler la pureté des contours, pas même les entrées d'air qu'il avait volontairement omis de fixer sous les ailes pour ne pas gâcher l'harmonie de l'ensemble. C'est dire si la question de la vocation esthétique du Concorde lui est familière :
« Je n'ai pas peur d'affirmer que le Concorde est une œuvre d'art. Le designer que je suis est d'accord avec l'enfant que j'étais : cet appareil n'est pas seulement le plus bel avion de l'Histoire : c'est la plus belle aile qu'on ait jamais vue. »
À la tête du studio créatif design d'Airbus Corporate Jet Center depuis 2008, Sylvain Mariat révolutionne en douceur l'aménagement intérieur des jets privés. Son truc : abandonner les déco bling-bling au profit d'une conception sobre du luxe, nourrie par l'art, le cinéma, l'histoire du design et le raffinement à la française. Et dans son panthéon esthétique, le Concorde occupe une place de choix. À condition, précise-t-il, de se placer dans le bon axe : « Le mieux, c'est de le regarder par le haut, en vol, de trois quarts. Sous cet angle, c'est une flèche parfaite. On ne voit ni les entrées d'air ni le train d'atterrissage qui est en opposition avec le principe de vitesse. Il faudrait pouvoir le contempler comme ça tous les jours. »
TUPOLEV ET TWINGO
Hélas, le visiteur limité par sa condition de piéton se contente généralement d'une vue sur les flancs de la bête, qui ne laisse rien voir de la partie supérieure des ailes. Sous le hangar du musée Aeroscopia de Blagnac, on peut tout de même imaginer la chose en jetant un regard oblique sur l'exemplaire stationné sous la passerelle empruntée par les visiteurs. La « flèche parfaite » évoquée par Sylvain Mariat y apparaît soudain, blanche, pure et dépouillée : « Ce qu'il y a d'admirable avec cette forme, c'est le contraste entre les lignes épurées, presque organiques, et la complexité technique extraordinaire qu'elles dissimulent. Tout paraît facile et naturel dans le dessin, alors qu'à l'intérieur, tout n'est que prouesse technique. »
Du reste, le Concorde est le seul avion de ligne supersonique à avoir réussi ce tour de force. Les concepteurs soviétiques du Tupolev 144, sa pâle copie russe, ne parvenant pas à stabiliser l'appareil à basse vitesse, l'ont doté d'une voilure supplémentaire proche du nez, qui suggère autant l'aérodynamisme qu'un pare-choc arrière de Twingo. Conçu pour concurrencer le supersonique européen, le Tupolev 144 n'aura donc servi à rien, si ce n'est à souligner le talent des designers britanniques auteurs de l'aile néogothique du Concorde : « On oublie souvent qu'on doit ce dessin aux Anglais. On associe automatiquement ses formes à la sensualité du design des pays latins. Or, ce ne sont pas les nécessités esthétiques mais le pragmatisme et le besoin de vitesse qui ont accouché de cette forme somptueuse et, en définitive, évidente. »
Ainsi donc, le Concorde ne serait pas beau et efficace, mais beau parce qu'efficace. Peu importe, dès lors, de savoir si une œuvre d'art peut décemment consommer 5000 litres de kérosène à l'heure, ou si un banal produit de l'industrie peut susciter l'émoi des esthètes. La leçon du Concorde, finalement, c'est que l'efficace n'est pas l'ennemi du beau, pas plus qu'il n'est l'ennemi du sens. Sylvain Mariat va même plus loin : « Un objet sans intelligence ne peut pas être beau. »