Ivre-ensemble
En 1890, quelques gentlemen inventaient la plus belle tradition du rugby : fraterniser autour d’un verre après s’être déchirés sur le terrain. Idée simple, généreuse, civilisatrice. 135 ans plus tard, entre cocaïne et tribunaux, que reste-t-il de la troisième mi-temps ? Radiographie d’un mythe qui tangue. Paru dans la revue Panard
Ilustration : Alexandra Pourcellié
Bradford, 8 avril 1890. Comme souvent dans le Yorkshire, il fait nuit et il pleut. À l’arrière du Leuchters’, établissement fameux pour ses fruits de mer et son patron prussien, une douzaine de gentlemen soupent d’huîtres. L’endroit offre tout ce qu’il faut : on mange, on boit, on joue au billard, on parle laine et argent. Car Bradford est la capitale mondiale du worsted, un fil peigné qui fait sa fortune.
Parmi les convives, William Percy Carpmael, 26 ans. Rameur, steeple-chaser, rugbyman. Un de ces Anglais gaillards en gilet qui poseront plus tard en majesté dans La Vie au grand air, ce magazine français grand format consacré aux sports modernes et aux idéaux neufs.
Voilà une demi-heure que Carpmael cause. Les autres l’écoutent en lissant leurs moustaches iodées par les mollusques. Il expose son projet : créer une équipe de rugby sans attache. Un club nomade, libre, vagabond. On y entrerait sur invitation, sans distinction de rang, sur des critères simples : intégrité, esprit offensif, fair-play. Il pose ainsi, sous la fumée collée au plafond du Leuchters’, les bases des Barbarians. Maillot noir et blanc, chaussettes dépareillées (chaque joueur garde celles de son club), et soif de l’autre, ce pur produit du rugby victorien encore debout aujourd’hui, demeure la plus touchante utopie sportive jamais imaginée.
Après avoir trinqué, Carpmael et ses camarades passeront leur temps libre en tournée. Ils affrontent, dans les prés ou les collèges, toute équipe du pays disposée à les recevoir. Ils dorment dans des hôtels, dînent dans des tavernes, étanchent leur soif dans les bars. On attribue d’ailleurs parfois l’origine du nom Barbarians à ce cabotage de bar en bar, qui donne d’abord bars- bars, puis Baa-Baas et enfin Barbarians. Le rugby ne sortira jamais de cette confusion entre tournée sportive, tournée des bars et tournée générale. (Lire la suite dans Panard)